CR saison 2023 / 2024

>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>><<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<

Kukaï de Lyon, jeudi 11 avril 2024

« Un monument, une construction »


Animation : Jacques Beccaria

Autour de la table : Christian Lherbier, Béatrice Aupetit-Vavin, Patrick Chomier, Marcelle Botto, Danyel Borner, Catherine Guillot, Robert Gillouin, Nicolas Giacchero-Amat, Jacques Beccaria


Le thème de cette séance : « Un monument, une construction » (deux haïkus ou poèmes courts proposés, deux retenus).


Sisyphe heureux

pierre après pierre

le facteur

Robert Gillouin (4 voix)


châteaux de sable

d’une enfance sans océan

parfum des glycines

Danyel Borner (3 voix)


Habiter une bulle

le futur

éclate

Catherine Guillot (2 voix)


la basilique

à la gloire de « l’éternel »

en feu

Christian Lherbier (2 voix)


Avec 1 voix :

un creux dans l’herbe

pour enrouler

mon nid

Catherine Guillot


des remparts

qu’une vague

efface

Christian Lherbier


En rêve, mon école

le plus grand immeuble

de mon enfance

Marcelle Botto


Ils grattent tant le ciel

que le soleil a disparu

new night

Marcelle Botto


matin lumière

sur le gris des falaises

premier café

Robert Gillouin


Ce petit château fort

Dans ma mémoire

Un cadeau de Noël

Jacques Beccaria



>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>><<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<

Kukaï numérique de mars 2024

« Je suis touché par la grâce lorsque la grâce me touche »


Animateur : Danyel Borner

Participants : Jean Antonini, Béatrice Aupetit-Vavin, Jacques Beccaria, Christelle Berthon, Marcelle Botto, Natacha Carle-Bezsonoff, Irène Chaléard, Patrick Chomier, Laurence Fischer, Nicolas Giacchero-Amat, Claire Mottet, Catherine Pigeon


Thème fort à propos (une phrase écrite il y a 35 ans...) de ce kukaï numérique de mars tandis que nombre d’entre nous rencontrent poésie et poètes pour un  « Magnifique Printemps »  contant la grâce. Une grammaire haïku amoureuse, passionnée ou juste éblouie autour de cette phrase avec le plus de suggestion possible sans reprendre les mots du thème.



Avec 4 voix :

sur la fleur

     seul

le papillon

Nicolas Giacchero-Amat

Un haïku très visuel, très simple, très épuré. Pour moi, le plus beau de ce kukaï numérique. La grâce est là, pleinement. 

Laurence Fischer

J’aime la simplicité et la délicatesse de ce haïku, deux qualités qui pour moi évoquent la grâce. On dirait que seul le papillon est digne de se poser sur la fleur, suffisamment léger, suffisamment beau …

Claire Mottet

Quintessence de la contraction. Tout est dit dans ces quelques mots, avec une magnifique économie de mots.

Catherine Pigeon

Coup de cœur pour cette lumineuse écriture !

Natacha Carle


elle traverse le jardin

tenant un bol de framboises

un papillon la suit

Jean Antonini

Le jardin… Une image originelle... Point de serpent, ici, mais un papillon. Point de domination ni de séduction, mais coopération et amitié : un bol de fruits à partager.

Jacques Beccaria

Quel gracieux tableau ! Ayant moi-même un jardin et des framboisiers il m’est arrivé de voir mes petits-enfants le traverser en portant un bol de framboises. À la lecture de ce haïku je me suis facilement imaginé une fillette portant avec précaution ce bol rempli de framboises ; mais la réussite de cette scène tient surtout à la troisième ligne qui vient en redoubler la grâce, la fraîcheur et la légèreté avec la danse de ce papillon la suivant … peut-être pour accompagner les pas dansants de celle-ci, ou peut-être par gourmandise voulant goûter aux framboises.  

Béatrice Aupetit-Vavin

Vers évocateurs de la légèreté, l’insouciance, de la capacité d’émerveillement de l’enfant. Ils me rappellent ma nièce aux anges, ses dix doigts habillés de framboises !

Christelle Berthon

Toute la grâce d'un jardin résumée dans ce haïku ; un chien ou des fraises auraient été à mon goût beaucoup moins charmants. Bref ! J'adore même si le tercet dépasse un peu le nombre de syllabes classiques pour le haïku.

Irène Chaléard

Avec 3 voix :

si vite partie

son rire résonne

parmi nos pleurs

Claire Mottet

Un joli texte sur un départ. J'imagine celui d'une dame aimée. Est-elle partie pour un voyage ou est-elle morte ? La grâce est là, par sa présence éphémère qui a illuminé la vie du/de la haijin.

Laurence Fischer

J’ai apprécié la simplicité et la concision de ce haïku qui dit en peu de mots la tristesse traversée du souvenir du rire de la personne disparue. La première ligne « si vite partie » peut laisser à penser que sa disparition a été si soudaine que l’on n’a pas eu le temps de s’y habituer et que c’est presque comme si le rire - de plus peut-être particulièrement sonore - de la personne surgissait brusquement au milieu des pleurs et des regrets, comme si elle était présente et bien vivante. Un beau haïku qui m’a touché au cœur.

Béatrice Aupetit-Vavin

J'aime les haïkus qui courageusement et sans pathos abordent nos grandes peines et nos fortes douleurs. Ici, malgré le chagrin, la présence vive de la disparue ; cependant pour moi, le haïku serait plus fort en permutant les lignes 2 et 3, restons sur le « résonne » et emportons le en silence.

Patrick Chomier


allongé dans l'herbe

je contemple la pleine lune

la nuit mise à jour

Patrick Chomier

La clarté d’une lune bien ronde illumine la nuit. Spectacle saisissant. Ou est-il plutôt question d’une illumination intérieure ? Quoi qu’il en soit beaucoup de place ici, pour le songe et la rêverie.

Nicolas Giacchero-Amat

Elle est haute la pleine lune, en ville séquencée par les immeubles et souvent les nuages. Parfois par chance pile dans l’axe d’une fenêtre à une heure d’insomnie. Prendre le temps de s’allonger en un lieu propice, se laisser absorber, happer par ce globe énorme de lumière supportable, regarder une planète dans les yeux, sans lunettes d’approche ni pensées colonisatrices, avec la candeur du loup poète, voilà un bel état de grâce !

Danyel Borner

Rêverie, errance, instant de laisser aller, de grâce. « la nuit mise à jour » joli….

Marcelle Botto


douceur des draps

un battement d’elle

dans la cage thoracique

Nicolas Giacchero-Amat

Un très joli haïku, qui débute par le poétique mot « douceur » et qui se termine par le brut « thoracique », qui n'est pas un mot que l'on voit fréquemment apparaître dans la poésie, et pourtant ici il trouve pleinement sa place.  le « battement d'elle » apporte la grâce.

Laurence Fischer

Ah, si je ne choisissais pas ce texte, c'est vraiment que je n'aurais plus goût à la Vie ! Car oui, au gré des amours enfuies ou enfouies et la difficulté de survivre serein dans un monde hostile, ce « battement d'elle », ce palpitement est d'abord celui du souffle qui nous anime. Métronome lent pour une bonne santé, certes, mais aussi soulèvement plus vif d'une aile qui vole hors de sa cage dans un plus vaste ciel. Possiblement à deux si la grâce est au rendez-vous. Les justes mots affûtés d’une belle sensibilité d’écriture.

Danyel Borner

Je trouve très beau ce « battement d’elle ». La douceur n’est pas que dans les draps, ce haïku en est rempli.

Catherine Pigeon



jour de tempête

le revoir

en coup de vent

Laurence Fischer

J’imagine le heureux hasard, ou au contraire la rencontre longuement préméditée, qui met en accord la météo, l’événement et peut-être bien l’humeur de l’auteur.e ! La grâce de l’instant !

Claire Mottet

On ne sait pas où est la tempête (dedans ? dehors ? Sans doutes les deux). Les émotions sont là, à fleur de peau, mais avec pudeur. C’est visuel, je me sens dans la scène évoquée, j’aime beaucoup.

Catherine Pigeon


Avec 2 voix :

J'ai croisé Athéna

Athéna aux yeux pers

Dans un brouillard

Jacques Beccaria

Presque glaçant de beauté. Mythologie parcourue ou lue avec passion, inscrite dans l’histoire d’une civilisation prônant la sagesse et dans l’histoire des arts, cette déesse protectrice ne peut qu’inspirer et il arrive qu’une sidération incarnée rencontre le mythe fondateur pour qui navigue en des mondes ou l’imaginaire est un moteur de chaque instant. Ce brouillard transpercé par des « yeux pers » ne serait-il pas la substance de toute notre existence  ou du moins ce que nous en retenons, souhaitons en retenir ?

Danyel Borner

Après avoir laissé reposer suite à deux lectures de cette nouvelle série de haïkus, cette Athéna remontait à la surface : Athéna et brouillard. Croiser la grâce dans la littérature, par les projections qu'elle opère sur nos vies (sur nos quotidiens pas toujours éblouissants de grâce) dans un brouillard. Plongé dans la lecture d'À la recherche du temps perdu de Marcel Proust une réplique d'une belle scène de brouillard (scène appelée "le soir de l'amitié") me revient : « Ce n'est pas tout de se perdre, mais c'est qu'on ne se retrouve pas. »

Patrick Chomier


Le soleil rose

caresse le Taj Mahal

Fondre dans la lumière

Catherine Pigeon

Dans ce haïku tout est douceur. Il traduit bien ce rêve d’amour du Prince pour sa bien aimée dans ce fondu de formes et de couleurs.

Marcelle Botto

Douceur, harmonie, délicatesse, pureté, perfection, sans connaître cette merveilleuse architecture, je l’imagine à merveille. « Une porte d’ivoire par où passent les rêves », selon les mots de l’écrivain britannique Rudyard Kipling

Christelle Berthon


Un Ave Maria s’envole

dans la chapelle

Pleurer, mais de joie

Catherine Pigeon

Ce haïku m’a retenu car il évoque l’émotion que donne la musique, c’est rare dans le genre. Le poème serait sans doute plus classique en inversant les lignes 1 et 2.

Jean Antonini

J'aime beaucoup ce haïku qui dégage une forte émotion et une impression de légèreté des notes musicales qui parviennent jusqu'aux oreilles du lecteur. J'entends presque l'Ave Maria. Côté forme, l'alternance en début de ligne Majuscule / minuscule m'interroge.

Irène Chaléard


Avec 1 voix :

Un air de musique

Elle danse, elle a quatre ans

Ses yeux brillent

Marcelle Botto

La grâce des enfants est toujours une grande émotion : fraîcheur, nouveauté ; le monde qu’ils découvrent nous fait voir le monde bien plus beau.

Jean Antonini


sieste sous le saule

le bruissement du ruisseau

berce mes rêves

Béatrice Aupetit-Vavin

Vision gracieuse et délicate, avec en plus la grâce de la simplicité.

Natacha Carle-Bezsonoff


Bougie allumée

Derrière le Paravent

tu te déshabilles

Christelle Berthon

Belle vision, pourquoi la majuscule à « Paravent » ? Pour plus de solennité ?

Natacha Carle-Bezsonoff


Un rai de lumière

entre les persiennes mi closes

Foin de l’hôpital

Marcelle Botto

Un haïku tout en clair-obscur, qui pour moi parle de l’art de trouver la beauté - le bonheur - là où on ne l’attend pas. En plein dans le thème !

Claire Mottet


au matin indigo

j’ouvre grand les volets

à la lumière du jour futur

Natacha Carle-Bezsonoff

Le « matin indigo » m’évoque les chèches des touaregs, le désert, source d’introspection et de lumière divine. Chaque jour est neuf.

Christelle Berthon


Un cygne glisse

en miroir son reflet

quel est le plus gracieux ?

Irène Chaléard

C’est mon choix coup de cœur. Il est très visuel : J’ai suivi le mouvement du cygne glissant sur l’eau que je me suis imaginé dans une ambiance calme et sereine et j’ai vu les deux images : le cygne et son reflet. Les deux étant gracieux. J’ai beaucoup aimé par ailleurs la troisième ligne qui est une ouverture par le questionnement adressé au lecteur et qui nous renvoi à notre choix personnel en nous laissant libre de la réponse sans l’imposer. J’aime contempler - et aussi photographier - les reflets dans l’eau que je trouve souvent plus beaux que la réalité et ma réponse est donc que c’est le reflet qui est le plus gracieux …

Béatrice Aupetit-Vavin


Soleil anglais

Lumière brouillardeuse

tamisent le fleuve

Christelle Berthon

Tous les éléments nécessaires sont dans ce haïku pour plomber l’atmosphère comme dans un tableau de Monet. Ah ! quel charme ! Le brouillard met en marche l’imagination.

Jean Antonini


eau à profusion

debout dans les nuages

le héron

Claire Mottet

Comme une apparition solennelle hiératique, haïku en complète adéquation avec la consigne. Instant de grâce, de rêve presque. Complètement touchée !

Marcelle Botto


atelier de haïku

une grande table des livres

des sourires la lumière

Jean Antonini

Les animateurs de kukaï seront sensibles à ce haïku qui va du plus lourd au plus léger. D'abord, la partie matérielle, l'organisation et la préparation nécessaire, apporter la bibliothèque portative, les petits papiers déjà découpés. Puis, c'est la récompense à travers ce qui est dit, non dit, échangé ; les interprétations fleurissent, la précision augmente, les faciès changent et quelquefois (souvent au Kukaï de Lyon) dans un silence intérieur partagé : la lumière.

Patrick Chomier


longue balade harassante

soudain une source

Ahhh

Patrick Chomier

La source fait son grand retour au kukaï numérique ! Ici point de définition métaphysique c’est d’une source bien physique dont il s’agit. Elle apparaît enfin, au bout du chemin. On imagine le soulagement pour l'auteur, il est palpable. Très sonore, en tendant l’oreille on entendrait presque ses halètements.
La dernière ligne n’est pas accessoire, c’est elle qui donne sa tonalité et sa couleur à l’ensemble et c’est une sacrée prouesse avec quatre lettres seulement. Rafraîchissant !

Nicolas Giacchero-Amat


Une branche bouge

Point de vent

L’oiseau s’est envolé

Marcelle Botto

L’image est vive. Capter la beauté d’un mouvement éphémère, pour laisser la nature parler presque à notre place, on est pas loin du Wabi-sabi. Tout est presque là, sans être jamais vraiment à sa place. On croirait ce haïku tout droit sorti d’un recueil de maîtres japonais. Superbe !

Nicolas Giacchero-Amat


si belle et mortelle

la serveuse du café d’Aabybro

porte un verre d’eau

Jean Antonini

Dans ce haïku, chaque mot semble pesé, depuis la précision d'une grâce féminine non divine jusqu'au contraste entre le côté exotique de la deuxième ligne et la simplicité du verre d'eau. Un beau haïku court/long/court. Bravo !

Irène Chaléard


 

>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>><<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<

Kukaï de Lyon, jeudi 22 février 2024

« Sourire ou grimace »


Animateur : Danyel Borner

Participants : Béatrice Aupetit-Vavin, Jacques Beccaria, Christelle Berthon, Patrick Chomier, Nicolas Giacchero-Amat, Robert Gillouin, Catherine Guillot, Christian Lherbier, Catherine Pigeon, Margot Pommier


Après un tour de table, heureux de compter de nouvelles plumes et un retour parmi nous, séance d’atelier avec choix de trois haïkus. Un texte issu de nos carnets en thème libre et écriture inspirée avec la proposition « Sourire ou grimace ». C’est parfois une hésitation de ressenti profond qui conduit aux perles de rire ou au rictus douloureux. Évocation de ces états francs ou en demi-teinte au long de notre parcours de vie sans citer si possible les mots du thème. Pas de distinction pour le mode final entre tercets écrits sur place ou faits maison.


Devant le miroir

tirer la langue

journée de soleil

Catherine Guillot (4 voix)


petit-suisse

je déroule ton papier mouillé

avec mes doigts d’enfant

Robert Gillouin (4 voix)


Saint-Valentin

elle semble heureuse et perplexe

une rose dans chaque main

Patrick Chomier (3 voix)


Dire au revoir

en ne faisant rien

regarder les arbres

Catherine Guillot (3 voix)


Devant ma tasse de café

Celle d’hier

Celle de demain

Jacques Beccaria (2 voix)


dans le ciel pur

la calligraphie d’une mouette

ma plume en suspens

Béatrice Aupetit-Vavin (2 voix)


la pluie sur le toit

au temps où j’habitais

Kopenhagener Strasse

Nicolas Giacchero-Amat (2 voix)


grasse matinée

le silence après Mozart

me réveille

Danyel Borner (2 voix)


après l’averse

deux clowns tristes et poisseux

sur l’affiche du cirque

Patrick Chomier (2 voix)


Avec 1 voix :

derniers jours de février | ouvrir le volet | au soleil

chez des amis | en plat principal | de la biche

Christian Lherbier

Comme la Joconde | Ni trop ni trop peu | À peine

Jacques Beccaria

rando raquettes | mal partout | mais si douces ses mains sur moi

champ d’edelweiss | on se gèle les cacahuètes | contre un rocher

Robert Gillouin

chaque jour | un peu de théâtre | la boulangère rit

Danyel Borner

Mon cœur | s’emballe, cent balles | sur le bon coin

Patrick Chomier


>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>><<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<

 

Kukaï de Lyon, jeudi 25 janvier 2024

« Le moment précis de mon coucher »


Animateur : Patrick Chomier

Participants : Béatrice Aupetit-Vavin, Jacques Beccaria, Danyel Borner, Catherine Guillot, Christian Lherbier


Nous poursuivons la focalisation sur ces moments de l'existence souvent vécus machinalement : aujourd'hui, le moment de notre coucher. Pour nous mettre dans l'ambiance , nous prenons le temps pour une lecture interactive des quatre premières phrases d'À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Ce soir, nous allons nous aussi écrire en prose en gardant une forme courte, ces quatre phrases nous servent alors de jauge (elles occuperaient onze lignes et demie sur ce blog) ; nous remarquons également que l'auteur a utilisé une quinzaine de fois un pronom personnel ou un adjectif possessif (six différents : je, moi, me , mon, ma, mes) et nous sommes invités nous aussi, ce soir, à plus nous centrer sur nous-mêmes.



Longtemps, je me suis couchée de bonne heure. « Les enfants, il est neuf heures, il est temps d’aller vous coucher » disait mon père de sa voix grave et autoritaire. Je me couchais alors sans tarder, du côté droit de mon lit, laissant libre le côté gauche afin que mon ange gardien puisse venir s’y glisser. Plus tard, après que le temps des bondieuseries fut passé, et disposant d’un grand lit pour moi seule, j’ai continué cependant à me coucher du côté droit, mais sans penser à mon ange gardien. Maintenant que le temps a passé, bien passé je me couche toujours du côté droit; les pensées tournent alors souvent dans ma tête, me posant parfois des questions sur l’au-delà et il m’est arrivé au réveil de chercher une réponse dans l’inconscient de mes rêves, ou de me demander si je ne serai pas trop à l’étroit, le jour venu dans mon cercueil, afin de laisser à mon ange gardien la place qui lui revient.

Béatrice Aupetit-Vavin

Si je ferme les yeux bientôt, avant onze heures, ils ne se rouvriront que bien plus tard, quand j’aurai déjà bien dormi. Toujours ça de pris. Dans un lit, c’est quelque chose que j’aime aussi faire, dormir…Un peu plus bas, juste à côté, l’heure est là, brillante de ses quatre chiffres rouges, bien lisibles, bien présents, sous le noir du mur. Mes yeux se sont rouverts et je vois mieux les ombres maintenant, des sombres, des plus claires et encore des noirs, plusieurs noirs foncés et leurs brouillards. Mon corps s’assouplit, s’alourdit, se dissout entre les deux draps qui n’en sont plus qu’un, s’ancre dans le matelas, lui aussi devenu flou. Celui du dessus est bien lourd, comme j’aime ; je suis à l’abri. Je pars, je quitte les proches passés et les vécus du lendemain. Je ne pense plus à dormir, et je m’endors. Viennent les rêves que je ne retiendrai pas pour qu’ils ne me retiennent pas entre mes draps.

Catherine Guillot

Il va falloir penser à me coucher!

Combien de fois dans la soirée je me le répète, installé sur le canapé devant la télé. Allez ! Encore un dernier épisode de la série. Mais au générique de fin je zappe. Tiens ! sur la 5 un débat. Je bâille à nouveau, résiste jusqu'à la fin. Je me sens bien, je ne pense pas. La tension de la journée a disparu. À nouveau je zappe. Quelle heure ? 23h25. La télécommande dans une main je me lève, tombe sur la 8. C'est l'autre con alors je zappe, ne pas en rester là ; je m'arrête sur une chaîne d'info en continu, et là les manifestations, les violences, les traques, les guerres, les échanges agressifs entre les journalistes et les invités, entre les invités experts. Ma tension remonte. Stop. Je ne bâille plus. J'éteins la télé, repose la télécommande, direction la salle de bain et je me couche l'esprit en ébullition. Allongé, les yeux fermés, je me repasse le film de ma journée. Mon esprit saute d'un sujet à l'autre. J'essaie de me concentrer, de me recentrer, alors je refais mentalement les enchaînements des 4 premières sections du Taï chi. Jamais je n'arrive au bout.

Christian Lherbier

Quand j’ôte mes lunettes, en général, c’est que je vais me coucher. J’ai refermé un livre, j’ai jeté un dernier regard dans la rue. Parfois, je vois la lune.

Le lit, la lampe de chevet, le plafond, tout est là pour que je puisse m’en aller dans le monde des rêves.

Jacques Beccaria

Un éclair dans l’œil. La chambre est si claire en trouée d’hiver. Premier ou troisième réveil ? Je ne sais si je me projette en des années adultes de souvenirs ou si j’ai soudain de nouveau sept ans. Il est des gouffres et des passerelles suspendues qui se matérialisent avec la même perception aiguë et flottante. Une jambe cassée, une fin de covid, plus de cinquante traversées littéraires et sensitives avec la même dolence, la même chaleur de nuque. Ici, c’est ici dans ces vallons de félicité fiévreuse que me vient toujours le meilleur du monde ou ce que j’en suppose et propose en partage. Écrire c’est d’abord goûter le silence, apprécier les oiseaux et se brûler les paupières sur les pages de nos découvertes avant la décoloration des ombres mouvantes et le grand bain en avant. Petit dans un petit lit, grand dans un lit queen size, hélas livré sans reine.

Danyel Borner

Après avoir éteint la lumière du couloir - jamais je n'allume la lampe de la chambre avant mon coucher - les quelques pas dans la nuit noire n'entament pas ma certitude d'atteindre paisiblement le lit. Par contre, quelquefois, à peine allongé, de l'angoisse et du stress remontent dans mes poumons et mon crâne ; comme si le mouvement d'abandon sur le dos avec sa belle intention d'obtenir un sommeil profond et réparateur venait immédiatement en interdire l'accès. Dès lors, avant que le trop-plein ne soit atteint, je prends en mains vigoureusement le drap, m'assurant d'abord que le lit soit bien bordé ; les bras écartés, légèrement surélevés et en biais afin d'épouser une voile calibrée pour m'extirper et grâce à l'amplitude de mon souffle prendre le large.

Patrick Chomier


 

>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>><<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<

Kukaï de Lyon, jeudi 4 janvier 2024

« Poème et prose de début d’année »


Animateur : Jean Antonini

Participants : Béatrice Aupetit-Vavin, Jacques Beccaria, Danyel Borner, Marcelle Botto, Patrick Chomier, Nicolas Giacchero-Amat, Catherine Guillot, Christian Lherbier, Catherine Pigeon, Margot Pommier


Première séance de l’année, Jean propose un atelier en deux temps. Avec des haïkus du nouvel an apportés par tous et après une première lecture d’exemples de textes de Bashō, nous rédigeons par petits groupes une forme plutôt courte où prose et haïkus se mêlent. Une prose poétique, la plus libre possible. Nous faisons ensuite un kukaï traditionnel à un seul tercet avant de nous réchauffer de gourmandise.


Groupe Jean + Nicolas + Bashō (proposé par Jean) :


lune et neige

mes seuls compagnons de l’année –

fin de l’an


- Mon cher Bashō, que dirais-tu d’une petite salade d’endives…

- Oh ! une trattoria dans la ruelle à gauche…


désorienté par la lampe

un papillon de nuit

tape à la fenêtre


- Laissons venir à nous les papillons de nuit… c’est un sphinx tête-de-mort !

- Avec qui je passe la nuit du réveillon ?

- Avec la lune et la neige. Pas beaucoup de neige ce soir.

- Et demain encore ?


Laisser couler l’eau

lentement sur le sachet de thé

c’est l’hiver


- Cher Bashō, comment trouves-tu ce thé en étant loin de chez toi, que vois-tu ?

- J’aime bien voyager, dans ce haïku par exemple :


dans les rizières

le va et vient des paysans

voyageur est mon nom


- Seul ou en compagnie ?

- C’est un plaisir d’être ensemble.

- Les jours de l’an se ressemblent et pourtant jamais les mêmes.


Groupe Catherine P + Jacques + Danyel :


Enfance évanouie, un rêve de neige. Des amis nouveaux d’une nouvelle vie. Un souffle ou une gifle de vent donnent envie d’écrire. Il y a tant de façons de partager une lumière, intérieure ou bain d’ombres et de sourires.


métro de nuit

les escarpins fatigués

dans ses petites mains


Entre crépuscule et aube, quelques flocons pour traverser le Rhône, seul.


Groupe Marcelle + Catherine G + Christian :


Un peu de nuit

un peu de neige

sur le jasmin d’hiver


Champagne et résolution

rien ne brille dans ses yeux

Nuit du Nouvel An


Au matin

pas encore de traces de pas

La visite du bourdon

dans les roses de Noël


Groupe Béatrice + Margot + Patrick :


jour de l’an

en y réfléchissant

triste comme un soir d’automne


« Certes, mais en y réfléchissant bien, c’est une année de moins que l’an prochain ! »


kukaï

champagne et galette

quatrième jour de l’an


***


Kukaï :


Douze coups de minuit

les bulles pétillent

sans moi

Catherine Pigeon (5 voix)


aube du nouvel an

le chasse-neige a balayé

les idées noires

Béatrice Aupetit-Vavin (3 voix)


trois sapins

sur le parking

Épiphanie

Patrick Chomier (2 voix)


Ce matin j’ai remonté

Mon vieux réveil mécanique

Tic-tac tic-tac

Jacques Beccaria (1 voix)


>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>><<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<

Kukaï de Lyon, jeudi 14 décembre 2023

« Trouver la paix »


Animateur : Danyel Borner

Participants : Béatrice Aupetit-Vavin, Jacques Beccaria, Marcelle Botto, Patrick Chomier, Catherine Guillot, Christian Lherbier


Séance annuelle de découpage issue du principe du cut-up, on peut en lire les bases dans les archives du blog du Kukaï de Lyon. Ciseaux et colle, feuilles A4 couleur champagne, nous essayons de répondre au thème donné une fois seulement les mots découpés suivant un mode aléatoire. On peut sans hésiter dire que le lieu de nos rendez-vous est bel et bien propice pour trouver la paix dans un partage poétique.

 













>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>><<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<

Kukaï de Lyon, jeudi 23 novembre 2023

« Un objet »


Animation : Jacques Beccaria

Avec : Béatrice Aupetit-Vavin, Danyel Borner, Irène Chaléard, Patrick Chomier, Catherine Guillot, Christian Lherbier


Séance en trois temps : écriture libre sur le thème « Un objet », lecture silencieuse puis devant le groupe avec discussion.


dans le miroir

un visage fatigué

j’essuie le miroir

Patrick Chomier


Un rayon matinal

Sur ma guitare

Couverte de poussière

Jacques Beccaria


La clochette « Napo »

silencieuse dans la vitrine

résonne encore à mes oreilles

Béatrice Aupetit-Vavin


À côté de mon côté de lit

sur un étage de la mini bibliothèque un bougeoir en étain qui ne sert à rien.

Il est là depuis longtemps.

Il devrait être à la cave avec les autres objets au rebut en attendant le don ou la déchetterie.

Ça a été un cadeau.


On ne parle pas

de la flamme du souvenir

au Kukaï de Lyon

Catherine Guillot


Qu’est-ce que c’est ?

Il saisit la trousse à outils, une boîte noire, défoncée qui ne protégeait plus l’objet à l’intérieur. Il la retourne. L’objet glisse, manque de tomber. Il le rattrape, du regard le détaille : plat, d’une vingtaine de centimètres de longueur, en métal. Un long « manche » et à une extrémité un bec allongé en deux parties, une coulissante sur ce « manche ». Sur toute la longueur, des graduations.

- Qu’est-ce que c’est ?

- Un pied à coulisse.

- Ça sert à quoi ?


Haïku du bricoleur

chercher à comprendre

en vain

Christian Lherbier


Longtemps j’ai imaginé le boomer. Petit salon de musique, mes archives ou le flux du meilleur rendu classique et jazz, la stéréo avec une belle présence supporte-t-elle le 2.1 ? Geek aux poches trouées, j’essaie d’avoir la meilleure ambiance avec du matos entre « old school » et « up to date » selon les conclusions de ma patience et de mes recherches. Enfin ! Ce petit caisson a trouvé sa place entre mes enceintes JMLAB de 1998. Je redécouvre mes disques et mes fichiers ! Attaques de violoncelles, contrebasses ou basses électriques, l’orchestre vibre de présence, le club de jazz est aux couleurs de mon lit, ça blues et rock jusque dans mes os. Et je ne parle pas des films pour se plonger encore plus au cœur de l’action. Orson Welles avait raison : « Le plus grand écran de cinéma, c’est la radio ».

Danyel Borner


>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>><<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<

 

Kukaï de Lyon, jeudi 9 novembre 2023

« Maux de saisons »


Animateur : Danyel Borner

Participants : Béatrice Aupetit-Vavin, Jacques Beccaria, Marcelle Botto, Irène Chaléard, Patrick Chomier, Nicolas Giacchero-Amat, Catherine Guillot, Christian Lherbier, Caroline Martinez, Catherine Pigeon


Clin d’œil ou hommage à cette constante du haïku japonais classique, issu des almanachs de mots de saison, nous traiterons dans un premier temps de choses plus ou moins personnelles qui nous paraissent surprenantes, lassantes ou pénibles dans une ou plusieurs saisons, sous la forme d'un texte de quelques lignes, en prose ou un haïbun. Ensuite, kukaï traditionnel avec deux haïkus différents du premier texte. Sur les deux tercets, pas plus d'une saison citée nommément et plus volontiers suggérée. Nous aurons ainsi en quelque sorte un mini saïjiki de nos préférences et agacements saisonniers.


J’aimais bien, en ce temps-là, le mois de septembre : raisin blanc, poires, soleil adouci, et les marronniers de la place Bellecour.

Jacques Beccaria


Maux de saison


Depuis plusieurs années, à chaque fois, c’est la même chose. Arrive inévitablement le moment où, d’après le calendrier, l’été devrait tirer sa révérence, la chaleur s’estomper, la pluie revenir. Mais il n’en est rien et, bien au contraire, le beau temps joue les prolongations…

Il est alors attendu de chacun, de chacune, la seule posture écologiquement recevable : s’insurger publiquement des désastres causés par ces conditions estivales qui s’attardent et réclamer haut et fort le froid et le ciel gris. Dont acte.

C’est donc alors du bout des lèvres que je me risque à évoquer, sans vraiment oser m’adresser directement à qui que ce soit, mon amour du soleil, du ciel bleu, des tenues légères et des soirées en terrasse. Ou comment avoir l’impression d’énoncer des grossièretés, ce qui n’était que lieux communs il y a si peu de temps encore…

Catherine Pigeon


Ce soir, pas de parapluie ! Des gouttes sur le visage, des pensées perçant l’épaisseur de la terre sous nos pas...


De flaques éparses

en lacs clairs –

Avec de la menthe

Catherine Guillot


Drôle de Drôme

Pour une fois on sort de Lyon. J’ai douze ans, besoin de voir un autre air et de respirer en couleur. Petite visite à Valence où est née Mamy, prévision du Palais du facteur Cheval dont j’ai vu des photos noir et blanc avec mes parents jeunes bien avant ma naissance. Pour lors, Dieulefit, cité des potiers et des Justes, juste à côté de Poët-Laval village d’un copain d’école.

Comment décrire cette épreuve ? Au bout de quelques jours, je sens que je suis habité par une poivrière. Entre les poteries, sous l’œil noir des artisans locaux qui ont peur pour leur art, me viennent des salves d’éternuements par lot de dix, quinze, vingt… Tout l’hôtel, les ruelles, vibrent de puissantes déflagrations qu’on est en peine de croire sortir d’un si malingre môme. Prévu en concert la semaine à venir, l’affiche de Manitas de Plata me regarde courroucée. Serais-je un concurrent déloyal ? Il faut bien en convenir, la fuite est le seul salut.

Atchaaa

Atchaa Atchaaa Atchaaaa

le bleu des lavandes

Danyel Borner


***

nu sur le lit nu

on voudrait laisser sa peau

au vestiaire

Danyel Borner (4 voix)


Avec 3 voix :


angoisse au marché

du céleri sur chaque étal

encore la saison !

Irène Chaléard


Froissement des feuilles

Sous mes pas pressés

Il est long le chemin de l’école

Marcelle Botto


automne

trouver le printemps

dans la lumière

Béatrice Aupetit-Vavin


Avec 2 voix :


« avec ce temps

on sait plus comment s’habiller »

premier contact

Patrick Chomier


Paris ligne 13

la plage

au bout du quai

Nicolas Giacchero-Amat


Boules de neige

et rires d’enfants

J’ai oublié mes gants

Catherine Pigeon


Avec 1 voix :


À chaque pas | la croûte de glace crisse | une douce pesanteur

Caroline Martinez

Palombaggia | l’ombre des pins parasols | sur mes avant-bras

Nicolas Giacchero-Amat

ronron en boucle | des vieux films en noir et blanc | le ciel en osmose

Irène Chaléard

 

>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>><<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<

 

Kukaï de Lyon, jeudi 5 octobre 2023

« La Dignité »


Animateur : Patrick Chomier

Participants : Béatrice Aupetit-Vavin, Jacques Beccaria, Danyel Borner, Marcelle Botto, Nicolas Giacchero-Amat, Robert Gillouin, Christian Lherbier, Catherine Pigeon


En cette rentrée, nous choisissons comme thème pour le kukaï : La Dignité.

Bien entendu, il ne s'agit pas de donner son opinion sur l'actualité : les guerres, les migrants, etc mais bien de retrouver et traduire en haïkus des scènes de nos vies personnelles où ce sentiment (deux versants possibles) a été ressenti.



grandir

seul avec Cyrano

lire et relire

Danyel Borner (3 voix)



Avec 2 voix :

 

La porte claque

dans son dos,

je ne pleurerai pas

Catherine Pigeon


messe d'enterrement

un rire étouffé

pris pour un sanglot

Béatrice Aupetit-Vavin


Mariage de Tonton

je préfère passer mon temps

avec le chien

Nicolas Giacchero-Amat


Mélancolie d'octobre

Il manque deux boutons à ma chemisette

Jacques Beccaria


Avec 1 voix :


Feuille blanche / tenter un HAIKU / Puis s'abstenir

Soutenir l'effort / Pas à pas jusqu'à l'arrivée / Sous les regards

Christian Lherbier

Pas un mot / Sous la violence de l'insulte / Il garde le silence

Marcelle Botto

ma grand-mère / jamais une plainte / et pourtant

Béatrice Aupetit-Vavin

se priver / mais avec des pâtes Rummo / faim de moi

Danyel Borner

lentement le vent / remue l'ombre du sapin / abattu

Patrick Chomier

 

>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>><<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<

 

Kukaï numérique de septembre 2023


« Histoires d’eau »


Animateur : Danyel Borner

Participants : Jean Antonini, Béatrice Aupetit-Vavin, Jacques Beccaria, Marcelle Botto, Christine Boutevin, Natacha Carle-Bezsonoff, Irène Chaléard, Patrick Chomier, Nicolas Giacchero-Amat, Robert Gillouin, Claire Mottet, Annie Reymond, Véronique Viala


Thème de ce kukaï numérique de rentrée : « HISTOIRES D'EAU », pas tant pour le jeu de mot que pour la plus grande de nos préoccupations.

Nous avons tous, des fonts baptismaux (pour les plus hypermnésiques) au dernier plouf en crique déserte (pour les chanceux), des souvenirs, des ressentis, des passions personnelles ou partagées pour l'élément liquide qui nous constitue en majeure partie. Laissons remonter ces eaux (au grand maximum une seule citation du mot "eau" pour vos trois haïkus, merci).



Avec 1 voix :


la nuit est tombée

la Saône continue de couler

vers la mer

Jean Antonini


J'habite tout près de cette rivière. J'adore me faire balader par ma chienne Caouette le long de ses quais et de ses chemins de halage. Et en la regardant couler, bien souvent je me dis que j'assiste toujours au même spectacle... et pourtant… Et là, j'apprends que, même la nuit, le spectacle continue !

Robert Gillouin


saison sèche

des villages abandonnés

au camion citerne

Natacha Carle-Bezsonoff


J’ai choisi ce haïku d’abord pour sa chute qui me plaît beaucoup et fait tellement écho à des événements d’actualité : les villages des Pyrénées orientales privés d’eau, les jardins qu’on ne peut plus arroser à cause de la canicule précoce. J’aime beaucoup aussi ce haïku parce que jusqu’au mot « citerne », j’ai eu dans la tête des images de guerre, d’exil et ce dernier mot vient et me fait réinterpréter le sens.

Christine Boutevin


rivière

la vie lentement

suit son cours

Robert Gillouin

 

J’apprécie particulièrement la concision de ce haïku si expressif avec le double sens sur le mot cours : cours de la rivière, cours du temps. Simplicité et finesse. La concision rend bien aussi la longueur du temps, à la fois lent et inexorable dans son déroulement. 

Natacha Carle-Bezsonoff


derniers coups de rames

silence sur le lac

vol des oies sauvages

Claire Mottet


Ce haïku est très poétique comme une bulle de douceur qui apporte une sensation de sérénité et de fraîcheur.

Irène Chaléard


La voix de l’eau

dans ma tête

coule

Nicolas Giacchero-Amat


Et même super cool - 8 syllabes. Certes en première lecture, on perçoit un haïku de rentrée avec juste une phrase coupée en trois cependant ici (ce qui n'est pas le cas, pour moi, dans les autres haïkus courts - 12 syllabes maximum - de cette série) ces 2 césures dues au passage à la ligne créent un espace qui apporte vraiment quelque chose au haïku et me donne l'espoir qu'un jour prochain (ou probablement un peu plus tard) nous, occidentaux, puissions avoir accès au Ma.

Patrick Chomier


Courir sur la grève

chahutée par les vagues

Devenir la mer

Marcelle Botto


Très évocateur pour moi ce haïku m’inspire un retour à l’état sauvage, à l’expérience de liberté absolue. Au cours de la lecture, on change de perspective, puisqu’un passage s’opère, une métamorphose. D’un état à un autre, la mince frontière entre identité intime et monde extérieur se dissout.

Nicolas Giacchero-Amat


le manège tourne

sous la pluie de septembre

le beau Danube bleu

Véronique Viala


J’aime le rythme ternaire, circulaire, de valse, de ce haïku, qui s’écoule bien, tout en restant dans le thème. 

Claire Mottet

averse bienfaisante

les graminées dansent

une javanaise

Béatrice Aupetit-Vavin


D'une averse l'autre. Ha ! La javanaise d'une graminée  … Et ce féminin me plaît et me surprend comme pour le mot giboulée - une longue histoire de mon enfance.

Annie Reymond


clairs et légers

mes rêves traversent

la rivière

Béatrice Aupetit-Vavin


Rêves clairs et légers. Quelle chance! La rivière est ici soit le symbole de l'impossible, de l'inatteignable, soit l'image d'un don. Mes rêves, je les abandonne, ils s'en vont... de l'autre côté de la rivière.

Robert Gillouin


au pied du mur

les pissenlits assoiffés

pour seuls compagnons

Christine Boutevin


J'ai tout de suite imaginé la scène, un être accablé par la chaleur, immobile assis dans l' air brûlant quand tout mouvement est une épreuve, à l'heure où chacun reste à l'ombre en quête de fraîcheur. Que fait-il là ? J'aime bien lire ce haïku avec le « p » qui revient à chaque ligne.

Irène Chaléard

parfum vespéral

Vivaldi à toute allure

dans le bain moussant

Christine Boutevin


Un condensé d’images qui m’a tout de suite frappé. Je vois le bain bouillonner et ébullir, son auteur tout pris qu’il est par cette course effrénée, presque folle du Concerto Vivaldien.

L’espace sensoriel/bien être du bain parfumé pulvérisé ! Le pouvoir de la musique a sculpté l’élément liquide peut-être…

Nicolas Giacchero-Amat


des/espoirs de pluie

dans le plissé de sa jupe

le ciel étoilé

Christine Boutevin


Beau poème érotico-poétique.

Marcelle Botto

Avec 2 voix :

Au marché des Tupiniers

La tête vide

Parmi les pots et les bols

Jacques Beccaria


Quel humour, avoir la tête vide comme les pots et les bols ! Et le marché des Tupiniers manquait au haïku lyonnais ! Le haïku est 7-4-7.

Jean Antonini


Quand on connaît l’étymologie du mot « tête », ce haïku est encore plus amusant. La tête vide, la tête creuse, la tête qui a tourné ? C’est un haïku qui ne se prend pas trop au sérieux, et j’ai aimé la sonorité du mot « tupinier ». 

Véronique Viala


JE SAIS PAS NAGER

en riant ils me balancent

par-dessus bord

Patrick Chomier


Je n’ai heureusement pas connu cela, mais voilà un texte qui me touche et me met dans la même colère qu’une scène du film La Meilleure Façon De Marcher de Claude Miller vu à sa sortie en 1976. Les protagonistes étaient de jeunes adultes mais on sait que les plus jeunes encore sont tout aussi empreints de cette bêtise dangereusement ordinaire que peut produire l’effet de groupe et que l’on ne cesse de voir se répandre à l’école et désormais sur les réseaux sociaux. La première ligne en majuscule amplifie le cri, c’est glaçant.

Danyel Borner


J’ai apprécié la formulation en majuscules qui traduit bien l’impact du vécu de l’instant.

Béatrice Aupetit-Vavin


Seul

mes mots-pluies

sur la page froissée

Nicolas Giacchero-Amat


Forcément, je suis touché. La forme épouse le propos, 1-3-5, une goutte, puis trois, puis cinq sur la page. Une lettre reçue, une lettre écrite et réécrite ? Pleurs, sueur de forgeur de mots ? La condition de poète, sensible au monde et tentant d’en transcrire un substrat tient dans ces quelques mots. Une musique aussi.

Danyel Borner


Un poème court... Tableautin romantique ou scène de genre : solitude, écriture, lecture et relecture. La forme est triangulaire, bien taillée. Sur un support, il y a des mots et au-dessus, quelqu’un. « Mots, page » d’un côté, de l’autre, « pluies, froissée ». L’écrit est lié à l’élément liquide, la pluie, et par association d’idées à l’encre et peut-être aux larmes : on peut y voir de la mélancolie, mais aussi la sérénité de l’artisan appliqué et persévérant.

Jacques Beccaria


semblant d'orage

beaucoup de bruit pour rien

dans le seau trois gouttes

Irène Chaléard


Qu’il est sonore ce texte ! Je les entends ces gouttes dans le seau que j’imagine en fer. Trois notes de pluie, mais un grand vacarme. La vie, en somme et nous humains qui râlons si souvent pour pas grand chose… un vrai haïku, simple et profond, avec une sensation, la nature, une construction classique… j’aurais aimé l’écrire, comme disent les copains… 

Véronique Viala


J’ai choisi ce haïku (même si j’aurai personnellement formulé la troisième ligne en inversant par « 3 gouttes dans le seau ») mais j’en ai apprécié la première ligne et surtout la ligne 2 « un bruit pour rien » souvent employé au figuré qui l'est ici judicieusement employé au sens propre.

Béatrice Aupetit-Vavin


ce creux caillouteux

il y avait là un lac vert

l'automne dernier

Irène Chaléard


Ce n'est plus une menace lointaine. On peut voir de fait les effets du changement climatique avec non seulement la modification du paysage mais aussi la disparition des couleurs associées au lieu.

Marcelle Botto


Le haïku permet de dire les choses les plus fortes avec les mots les plus justes. Le choix du « creux caillouteux » que l’on voit autant qu’on peut le ressentir sous les pieds, la beauté du souvenir du « lac vert » et l’emploi de la saison qui symbolise le wabi-sabi. Absolument parfait dans sa métrique, son propos et la force de son constat désolant.

Danyel Borner


Avec 3 voix :

 

Brasse coulée

la voix de mon père

m'apprenant à nager

Marcelle Botto


Ce haïku est du même style que celui de “la source”, associant un souvenir à une expression mais ici, la relation est plus évidente. L’adjectif “coulée” apporte une touche d’humour à ce souvenir d’apprentissage avec le père. Le haïku est 3-5-6.

Jean Antonini


Ce haïku me parle, en écho à ma mémoire, ma mère m'apprenant des rudiments de brasse. La forme 4/5/6 me plaît; elle avance comme le mouvement de la nage…

Irène Chaléard


Avec ce haïku, je sens l’ambivalence, un côté désespoir avec la « brasse coulée », et peut-être affectueux ou mélancolique avec la voix paternelle ? Simple et complexe à la fois.

Claire Mottet



« la source »

le jour où j’ai découvert

l’histoire de mon nom

Danyel Borner


Ce haïku a quelque chose de mystérieux en reliant l’expression « la source » et l’histoire d’un nom, et en même temps, la source est la métaphore du début d’une histoire : un jour particulier d’une histoire intime, fondatrice. Alors, le mystère ne semble pas si profond, mais l’ensemble est léger et grave à la fois. Le haïku est 2-7-5.

Jean Antonini

J’aime beaucoup le mot source. Il est à l’origine de… On remonte le temps ici pour « retrouver » une histoire, une étymologie, une explication… Le mystère subsiste, y a-t-il un lien entre le mot source et le patronyme de l’auteur, est-ce simplement le lieu où lui a été expliqué cette histoire ? On aimerait la connaître… 

Véronique Viala


J’ai apprécié le coté un peu mystérieux de ce haïku qui m’a donné envie d’en savoir plus. Aussi parce qu’il évoque un évènement précis, marquant et portant une charge émotive qui m’a renvoyé à l’histoire de mon prénom.  

Béatrice Aupetit-Vavin



averse d’été

dans mes bottes en caoutchouc

une grosse limace

Véronique Viala


Très visuel, saison bien évoquée avec cet enchaînement de cause à effet : la pluie, les bottes en caoutchouc, la limace… On y est.

Marcelle Botto


Parce que la limace est grosse !

Annie Reymond


Voilà un haïku narratif : une scène bien connue, racontée avec simplicité, mais très évocatrice ; on ressent bien cette grosse limace ! Il me touche aussi car il évoque des moments que j’ai vécus moi-même. C’est une façon de les revivre. 

Natacha Carle-Bezsonoff


Avec 4 voix :

 

à chaque orage

l'odeur du premier jardin

lumière dans les yeux

Danyel Borner


Bel hommage au pétrichor, ce vocable bizarre, qui renvoie au passé si présent de ma découverte des odeurs de mon petit jardin d'enfance sous la pluie…

Robert Gillouin


Ce qui m’a d’abord plu c’est la L2 : qu’est-ce que ce « premier jardin » ? Cela a suscité de la curiosité. J’ai pensé au jardin d’Éden, à Adam et Ève, au paradis. Mais quelle odeur pouvait-il y avoir dans ce jardin ? Puis j’ai pensé au jardin d’enfants comme si l’orage nous ramenait dans les souvenirs de ce jardin. Personnellement je n’ai pas eu de jardin enfant, mais l’image est tellement stéréotypée que c’est comme si j’en avais eu un, imaginaire du moins. Enfin, j’adore le lien entre la L1 et la L3 car pour moi la lumière est celle des éclairs de l’orage : quoi de plus fascinant que cette lumière venue du ciel !

Christine Boutevin


Une ambiance sacrée, originelle, qui rappelle également la fin du film « Soleil Vert ».

Patrick Chomier


J’aime «  l’odeur du premier jardin », c’est tout-à-fait ça ! il y a quelque chose de jubilatoire quand quelqu’un d’autre exprime mieux que soi ce que l’on voudrait dire, parfois même avant qu’on l’ait pensé.

Claire Mottet


Avec 5 voix :

 

retour d’obsèques

prise entre les essuie-glaces

une feuille sèche

Véronique Viala


J’ai opté pour ce haïku pour son originalité et sa justesse. Ici le contraste est saisissant, entre la lourdeur du rituel funéraire et le retour à la vie quotidienne après avoir fait face à la mort. La « feuille sèche » prise entre les essuie-glace agit comme un profond rappel sur la nature éphémère de la vie. Un instantané précieux.

Nicolas Giacchero-Amat


Ce haïku m’a immédiatement saisie. Je trouve le lien entre la L1 et la L3 d’une grande beauté. Il m’évoque la tristesse et les larmes liées au deuil que l’on sèche après la cérémonie. En même temps qu’une scène très réaliste du cortège funèbre qui rentre en voiture peut-être pour se retrouver ailleurs qu’au cimetière, ces mots disent implicitement le cœur serré comme une feuille sèche, les sanglots retenus dans les essuie-glaces. J’adore ce contraste entre un objet très prosaïque et l’émotion. Enfin, j’aime beaucoup le « sèche » à la fin qui peut être l’adjectif ou le verbe. Bravo à l’auteur ou à l’autrice !

Christine Boutevin


Cette feuille sèche : comme un pense-bête laissé pour ceux qui restent. Il a bien été capté.


Patrick Chomier


Parce que je l'ai vécu cet été.

Annie Reymond


Très beau haïku, triste et imagé. Avec le rapport entre la mort et la feuille sèche. La pluie à l’image des larmes, ou des yeux embués. Un haïku plein de finesse et assez bouleversant en fait dans sa pudeur expressive.

Natacha Carle-Bezsonoff

>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>>><<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<<